Les débats concernant la politique économique, en particulier aux États-Unis, se focalisent aujourd’hui sur un possible retour de l’inflation. L’annonce d’un taux d’inflation en avril 2021 de 4,2 % en glissement annuel aux États-Unis relance les discussions. Depuis février dernier, ils sont nombreux, comme Martin Wolf, le célèbre éditorialiste du Financial Times, à évoquer le spectre de l’inflation comme menace immédiate sur l’économie américaine. La figure du spectre ou du mort-vivant est souvent mobilisée tant l’inflation semble appartenir au passé, les économies développées évoluant dans des régimes de (très) basse inflation depuis les années 1980.

À court terme, les risques inflationnistes pourraient être alimentés au niveau global par une reprise de l’activité économique simultanée dans tous les pays avancés et par l’augmentation des prix sur les matières premières agricoles, les métaux, les terres rares ou le pétrole. Mais c’est l’inflation éventuellement provoquée par les mesures économiques annoncées ou adoptées par le Président Joe Biden depuis son élection qui est au cœur des discussions. Pour certains commentateurs et économistes, les risques inflationnistes devraient amener le gouvernement  américain à revoir ses plans, c’est-à-dire à réduire ses ambitions.  

Des annonces de mesures budgétaires conséquentes

Le 10 mars dernier, le congrès américain a ainsi validé un plan de relance de 1 900 milliards de dollars (soit près de 9 % du PIB de 2019 des États-Unis). Les dépenses publiques engagées sont prévues pour s’échelonner jusque 2024 et concernent à la fois des aides directes aux ménages pauvres, des dépenses pour le traçage des patients et la vaccination contre la covid 19 et un soutien important au système scolaire et aux collectivités locales. Les dépenses de ce plan sont prévues pour être temporaires. Depuis, la Maison Blanche a annoncé sa volonté de mettre en place un autre plan budgétaire engageant de nouvelles dépenses estimées à plus de 2 650 milliards de dollars sur 8 années[1] en particulier en faveur du développement des services à la personne, de la rénovation de l’habitat, des véhicules électriques, de la rénovation des infrastructures de transport ou d’acheminement de l’eau potable. Ces dépenses sont globalement des dépenses d’investissement, qui ont pour ambition de rénover ou transformer les structures de l’économie américaine et dont le financement serait assuré par une hausse de la fiscalité sur les entreprises (une fois les investissements réalisés, cette hausse de la fiscalité serait pérennisée, ce qui selon le gouvernement permettrait de contribuer au remboursement de la dette publique). Enfin, le Président Joe Biden a dernièrement annoncé sa volonté de mettre en place un Plan pour la famille (American Families Plan) dont les objectifs sont de généraliser l’accès des plus jeunes à l’école maternelle, d’accroitre la durée  d’indemnisation en cas d’arrêt maladie et de faciliter l’accès à l’université. Les dépenses seraient ici permanentes, financées par une augmentation de la fiscalité sur les ménages les plus riches. Ce plan provoquerait de nouvelles dépenses fédérales estimées à environ 1 800 milliards de dollars jusqu’en 2025.

Ces chiffres, bien qu’inférieurs au chiffrage du Green New Deal tel que promu par des économistes comme Pavlina Tcherneva ou L. Randall Wray, sont toutefois sans commune mesure avec les dépenses publiques engagées par l’administration Obama suite à la crise financière de 2008 pour soutenir l’économie. Dans une étude publiée par la Brookings Institution en janvier, Wendy Edelberg et Louise Sheiner estiment que le seul plan d’urgence devrait augmenter le niveau du PIB de 4 points à la fin de 2021 et de 2 points à la fin de 2022.

Ce volontarisme budgétaire a provoqué d’innombrables publications dans lesquelles Joe Biden est comparé à Franklin Roosevelt, l’initiateur du New Deal de 1933. Il est impossible d’indiquer aujourd’hui dans quelle mesure la comparaison est justifiée. Toutefois, et à condition d’être mises en œuvre, les mesures souhaitées par Joe Biden marquent indéniablement une évolution, sinon une rupture, du point de vue de la conduite de la politique économique. Une rupture car elles reposent sur un interventionnisme budgétaire actif et assumé, et ce dans une visée pluriannuelle, alors que le keynésianisme de circonstance, récurrent après chaque crise, est rapidement remisé au placard au nom de la rigueur budgétaire.

Une politique économique en rupture avec celle menée depuis les années 1980 qui vise à accroître l’emploi

La politique économique dans la plupart des pays, et en particulier aux États-Unis, s’appuie sur une articulation entre les instruments de la politique monétaire et ceux de la politique budgétaire. De manière générale, depuis les années 1980, règne une prééminence de la politique monétaire sur la politique budgétaire ; les économistes parlent de Monetary Dominance. Celle-ci est particulièrement marquée dans la zone euro mais s’observe aussi aux États-Unis. Cette domination de la politique monétaire sur la politique budgétaire s’est établie à la faveur de deux facteurs. D’une part, en réaction à la stagflation observée à la fin des années 1970, période lors de laquelle les économies développées affrontaient simultanément la stagnation économique et de forts niveaux d’inflation, ce qui entraîna la mise en œuvre de politiques économiques restrictives censées lutter contre l’inflation. D’autre part, du fait de l’influence de plusieurs écoles de pensée économique (monétarisme, école nouvelle-classique, nouveau-keynésianisme) qui ont participé à la formation du courant aujourd’hui dominant en macroéconomie, connu sous le nom de « nouveau consensus ».

Dans ce cadre théorique, l’économie évoluerait spontanément autour d’un niveau d’équilibre naturel qui détermine un « taux de chômage structurel » (ou « naturel ») défini comme celui qui ne pourrait être abaissé que par des mesures s’attaquant aux structures considérées comme des entraves au bon fonctionnement des marchés, et en particulier du marché du travail (droit du travail, salaire minimum… ). Si l’économie est en moyenne au niveau d’équilibre, un écart temporaire de l’activité par rapport à celui-ci peut survenir, que l’on nomme output gap ou écart de production.

Si l’économie évolue au-dessus de son potentiel de production, l’inflation augmente (le taux de chômage est alors trop faible ce qui accélère l’inflation, selon le concept du NAIRU). Si l’économie est en-dessous de son potentiel productif, une politique monétaire accommodante peut être mise en place pour faciliter le retour à l’équilibre. Ainsi, puisque l’économie tend de toute manière naturellement vers l’« équilibre », la politique économique n’a pas à être particulièrement active. Les hypothèses sous-tendant ces raisonnements sont éminemment discutables ; les concepts même d’équilibre naturel et par voie de conséquence celui de taux de chômage structurel d’une économie sont hautement controversés, et la mesure de l’output gap ne fait pas l’objet d’un consensus méthodologique. 

Les mesures annoncées par Joe Biden marquent donc une rupture historique dans la manière de conduire la politique économique, puisque la politique budgétaire est activement mobilisée et que la banque centrale américaine devrait appuyer ce mouvement par le maintien d’une politique monétaire de taux bas. Cette rupture annoncée et à peine amorcée n’a pas tardé à faire réagir. Ainsi, dès février 2021, Jean-Pierre Landau s’inquiète d’une inflation durablement accrue ; il appelle au renforcement des modalités d’indépendance des banques centrales et à refuser le passage à un régime de fiscal dominance (ou prééminence de la politique budgétaire sur la politique monétaire). En avril, Lawrence Summers, un des principaux représentants du « nouveau consensus » en macroéconomie, qui fut secrétaire d’État au Trésor pendant l’administration Clinton et conseiller économique de Barack Obama, s’alarme des conséquences d’une surchauffe de l’économie américaine, reprenant certains des arguments avancés aussi par Olivier Blanchard qui estime que compte-tenu de la valeur des multiplicateurs budgétaires et de l’écart de production actuellement observés aux États-Unis, rien ne justifierait l’ampleur des plans envisagés par Joe Biden. Pourtant, le taux de chômage officiel est de 6,1 % en avril 2021 (il était de 3,5 % avant la pandémie) et si on inclut le halo autour du chômage (notamment les travailleurs découragés de rechercher un emploi) et la réduction contrainte du temps de travail (sous-emploi), on obtient un taux de 10,4 %. On peut aussi mobiliser un autre indicateur comme le taux d’emploi qui renseigne le pourcentage de la population en âge de travailler effectivement en emploi. Aux États-Unis, il n’est que de 68,4 % au 1er trimestre 2021 (contre 75 % environ en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Suède). On est donc très loin du plein-emploi…

Un changement de paradigme ?

Ces analyses critiques sur la politique économique amorcée par Joe Biden restent dans le cadre de pensée du « nouveau consensus » et sont basées sur l’hypothèse qu’une économie ne peut quitter un sentier prédéterminé. Face au mur du « chômage structurel », la politique budgétaire active serait impuissante et finalement uniquement source d’inflation. Ce point de vue, s’il est dominant dans la sphère académique, n’est pas partagé par tous les macroéconomistes. Par exemple, les économistes appartenant au courant post-keynésien, s’inscrivant justement dans la tradition keynésienne, estiment que le sous-emploi peut être durable. Ils considèrent, en vertu du principe de l’accélérateur d’investissement, que des investissements publics (comme ceux envisagés par l’administration Biden) peuvent déclencher des investissements de la part du secteur privé. Cette relation est décisive car elle permet d’envisager que l’économie américaine change de trajectoire macroéconomique, grâce à une augmentation ou une transformation du capital productif disponible, générant plus d’emplois et permettant des gains de productivité du travail. 

Se détourner des préceptes du « nouveau consensus » permet de comprendre les mécanismes inflationnistes. En effet, on n’observe pas de relation mécanique entre l’évolution de la demande et de l’activité économique aux États-Unis et celle de l’inflation. D’ailleurs, certains s’interrogent depuis plusieurs années sur ce qui leur apparaît comme l’énigme de l’inflation. Cela devrait inciter les Cassandre à la prudence dans leurs prévisions alarmistes. Les causes de l’inflation, comme la relation entre l’évolution de l’activité et les prix, sont d’abord à rechercher dans les rapports économiques qu’entretiennent employeurs et travailleurs : ces derniers sont-ils en mesure de négocier des hausses de rémunérations ? Si les salaires augmentent, les entreprises décideront-elles d’accroître leur production suite à la hausse de la demande ou en profiteront-elles pour augmenter les prix et maintenir leurs marges ? Bien sûr, des augmentations de prix des matières premières peuvent jouer sur l’augmentation des prix. Mais évoquer une relation mécanique stable en tout temps entre l’activité (ou le niveau de chômage) et l’évolution des prix est vain. Aujourd’hui, en particulier suite à la dépression économique provoquée par la crise de la Covid 19, rien ne permet de justifier la crainte qu’un rebond de la demande déclenche immédiatement une hausse des salaires, puis des prix dans des économies comme celle des États-Unis ou de l’Union européenne. On doit plutôt s’attendre à une hausse de l’emploi, de la production et des investissements avant qu’éventuellement l’inflation ne se renforce durablement. Cela justifie le recours à l’outil budgétaire tel qu’amorcé par la politique de Joe Biden qui comporte bien des objectifs conjoncturels (diminuer le chômage) comme structurels (modifier les structures productives de l’économie).

Le risque n’est pas l’inflation

Retrouver à court terme des boucles inflationnistes comme celles observées dans les pays développés dans les années 1970 semble impossible avant plusieurs années au moins. Le contexte actuel est très différent : dans les années 1970, les syndicats de travailleurs étaient puissants (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui), les taux de chômage étaient faibles, des mécanismes d’indexation automatique des salaires sur les prix aujourd’hui démantelés étaient alors en place et les économies étaient moins ouvertes qu’aujourd’hui (protégeant ainsi en partie de la concurrence les entreprises qui décidaient d’augmenter les prix). Globalement, la libéralisation du commerce mondial a transformé les rapports de négociation sur les marchés de l’emploi comme sur ceux des biens et services entraînant la modification du partage de la valeur ajoutée au détriment des revenus du travail.

En fait, la fable qu’on nous conte est bien connue. Nous sommes dans une situation où l’on agite le spectre de l’inflation pour justifier des politiques économiques restrictives (ou pour renoncer à établir des politiques économiques visant d’autres objectifs que la seule stabilité des prix), comme cela est régulièrement fait depuis les années 1980. Si on peut s’amuser à se faire peur en se racontant des histoires de fantômes, on ne devrait pas le faire quand il est question de politique économique. Et surtout pas dans la situation actuelle qui rend nécessaire une bifurcation économique, sociale et écologique, dont l’impératif a encore été accru par la crise sanitaire. Cette bifurcation ne peut être amorcée si le cadre de pensée en économie comme les canons institutionnels de la politique économique ne sont pas modifiés. La politique budgétaire annoncée par Joe Biden est un premier pas nécessaire vers cette évolution. Il ne faudrait pas renoncer à avancer à cause de la peur du fantôme de l’inflation.

D’un point de vue macroéconomique, plutôt que le risque inflationniste, il faut craindre l’instabilité internationale qui serait provoquée par l’absence de coordination des politiques économiques menées et par l’incapacité à générer la transition. En fait, les risques à venir pour l’économie mondiale sont plutôt du côté de déséquilibres commerciaux accrus, eux-mêmes générateurs d’instabilité financière globale.

Il serait par ailleurs certainement plus judicieux de discuter de la compatibilité des mesures budgétaires annoncées par Joe Biden avec les objectifs écologiques annoncés. Ces mesures sont-elles à même de réduire suffisamment les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis ? La composante développement des « transports électriques » est-elle compatible avec la transition et la nécessaire évolution des modes de vie des habitants des pays les plus riches ? On devrait aussi réfléchir aux effets de la politique sur l’économie réelle et sur sa capacité à se traduire par la création d’emplois qualifiés avec des salaires décents.

Il ne faut donc pas se tromper de débat : une politique budgétaire active est absolument nécessaire face aux enjeux contemporains, et Joe Biden ne devrait pas renoncer à mobiliser cet instrument par crainte de l’inflation.

[1] Ce montant pourrait être revu à la baisse en fonction de l’issue des discussions engagées par Joe Biden avec le parti Républicain ; le président américain espérant un soutien parlementaire qui dépasse la majorité démocrate.